De son vivant, Tupac Amaru Shakur a constamment rendu hommage à sa mère en la couronnant publiquement « reine noire » de sa vie. Voici l’histoire de l’héroïne de la chanson « Dear Mama« , Afeni Shakur, une reine et héroïne d’Afrique.
Par Natou Seba Pedro Sakombi dans Reines & Héroïnes d’Afrique
Tous les fans de l’artiste immortel savent qui est sa mère et connaissent le parcours de cette femme hors du commun. En somme, il était inévitable que l’on s’intéresse à Afeni Shakur, celle qui a façonné le talent de l’un des plus grands rappeurs de tous les temps.
Alice Faye Williams, aka Afeni Shakur, est née le 22 janvier 1947 à Lumberton, en Caroline du Nord. Elle a 11 ans quand sa famille déménage à New York et s’installe dans le Bronx. Alice, qui souhaite devenir actrice, est inscrite à la Performing Arts High School de Manhattan, une école des arts du spectacle. Vers l’âge de 17 ans, elle fréquente le Manny’s Bar, un bar afro-américain dans les quartiers du Bronx, et c’est là qu’elle fait cette rencontre qui bouleverse le cours de son existence. Un soir, un jeune homme répondant au nom de Shaheed franchit les portes du bar. Alice remarque immédiatement sa présence, mais elle sait qu’elle n’a aucune chance d’attirer son regard.
« J’avais les cheveux courts et crépus, j’étais maigrichonne, je n’avais pas de poitrine, pas de fesses, en gros, je n’étais pas le genre de fille que les hommes convoitaient », dit-elle.
Pourtant, Alice est une fille intelligente et possède un ravissant sourire. Ce côté simple et naturel est d’ailleurs ce qui attire Shaheed qui, pour une fois, peut avoir une conversation intéressante avec une jeune femme, en dehors de toute superficialité, et ça lui plaît. Après avoir échangé plusieurs fois, Shaheed l’invite à assister aux réunions de la Nation of Islam où il prêche de temps en temps.
La Nation of Islam, le Black Pather Party
Au fur et à mesure qu’Alice écoute le frère Shaheed précher, la perception qu’elle a de sa personne change. Et en effet, elle devient de plus en plus fière de la jeune femme noire aux cheveux crépus qu’elle est.
Shaheed a toujours autant d’admiration pour la jeune femme qui fait d’énormes progrès dans sa connaissance de l’islam et de l’histoire du peuple noir. La même année, il la présente à Malcolm X.
Alice n’a que 19 ans lorsqu’elle travaille comme secrétaire à la Nation of Islam. Elle y fait la connaissance de Billy Garland, un jeune homme en pleine quête de son identité, tout comme elle. Alice tombe amoureuse de Billy et accepte de l’accompagner pour la première fois aux réunions du Black Panther Party (BPP) qui ont lieu tous les samedis vers 13 heures.
Alice assiste à la Conférence Black Power organisée par le parti à Philadelphie. Cet événement va complètement changer sa vie et sa façon de penser. Ses idées sont désormais celles d’une révolutionnaire. Elle n’hésite pas, en signe de résistance, à passer des lames de rasoir dans les paquets de farine et de sucre des supermarchés de New York. Elle fréquente les réunions du BPP de manière assidue, laissant à la traîne Billy qui l’y avait emmenée. Alice devient très vite l’une des rares femmes du mouvement.
Quand Alice devient « Afeni»
Les discours d’Eldridge Cleaver, membre important du parti pour qui elle a énormément d’affection, vont forger sa vision de la société et de la lutte. Elle déclare :
« Il fallait l’écouter ! C’était quelqu’un de merveilleux. Il était beau et savait comment nous motiver à nous instruire, nous qui n’étions pas allés au collège ou qui en avions été expulsés. »
Alice se nourrissait des paroles pleines d’espoir et de rêves de Cleaver, et c’est à cette époque qu’elle devient Afeni, qui signifie « la bien-aimée », ou « celle qui aime son peuple », un nom d’origine nigériane qui lui sera donné par Oba Efuntola Oseijeman Adelabu Adefunmi, fondateur du village yoruba et panafricain d’Oyotunji, en Caroline du Sud.
L’histoire d’amour entre Billy et Afeni bat de l’aile. Billy ne parvient plus à suivre le rythme d’Afeni, qui évolue à pas de géant dans sa lutte pour le peuple, et il devient violent avec elle. Ils se séparent, mais c’est après le départ de Billy qu’Afeni se rend compte qu’elle est enceinte. Elle ne lui parle pas de sa grossesse car non seulement elle n’est plus amoureuse, mais elle ne se voit pas partager son quotidien avec un bébé et un homme violent.
C’est au début de sa grossesse qu’Afeni devient très proche de Mutulu Shakur, un membre du Black Panther Party, qui, bien que la sachant enceinte, l’épouse. Ils auront deux autres enfants. Mutulu Shakur est accusé de vol de voitures blindées causant la mort de deux policiers et d’un gardien. Le lendemain du vol de voiture, vers 5 heures du matin, deux policiers suivent Mutulu jusqu’à l’appartement d’Afeni où il habite. Afin de s’échapper, il n’hésite pas à tirer sur les agents.
La scène se passe sous les yeux d’Afeni et de Sayeeda Shakur, la première épouse de Mutulu. Afeni a accepté que Sayeeda vienne habiter chez elle, mais n’a aucune intention de s’entendre avec elle. Au contraire, elle lui mène volontairement la vie dure au quotidien, car elle pense que Sayeeda ne mérite pas un homme aussi révolutionnaire que Mutulu.
156 chefs d’accusation
La police arrête Afeni et Mutulu. Leur famille tente de réunir de quoi payer leurs cautions, mais la somme obtenue ne suffit pas à assurer les 100 000 dollars exigés.
Afeni se retrouve incarcérée à la Women’s House of Detention in Greenwich Village, un centre de détention pour femmes, elle est enceinte de cinq mois. Dans sa cellule, son rituel journalier consiste à caresser son ventre arrondi en disant : « Ça c’est mon prince, il sauvera la Nation Noire. »
Pour finir, ce sont les femmes de son église et ses amies qui payeront sa caution. Chose surprenante pour Afeni, car la majorité d’entre elles sont blanches, et les femmes noires ne font même pas partie du Black Panther Party. Pour son procès, Afeni décide de se défendre seule, c’est donc sans avocat qu’elle se présente à la la barre. Elle gagne le procès haut la main : elle est finalement acquittée des 156 chefs d’accusation contre elle, faute de preuves. Mutulu Shakur quant à lui sera condamné à soixante ans de prison ferme et à l’heure actuelle, il continue à purger sa peine, et serait libérable en 2016. Beaucoup le considèrent comme un prisonnier politique.
http://nofi.fr/2016/10/shakur-ligne-de-mire-fbi/31385
Le « serpent éclatant » : naissance et enfance de Tupac
Tupac est né le le 16 juin 1971, un mois après l’acquittement de sa mère. Afeni, qui ne veut pas mettre la vie de son fils en danger et qui refuse qu’on sache qu’elle est sa mère, l’inscrit au registre national en tant que Lesane Parish Crooks. Cependant, elle décide de l’appeler Tupac Amaru Shakur, ce qui signifie en quechua (langue du Pérou) « serpent éclatant ». Shakur lui est donné par son beau-père et signifie en arabe: reconnaissant envers Dieu.
Afeni confiera plus tard qu’elle voulait que son fils porte un nom de révolutionnaire et qu’il se considère comme un citoyen noir indépendant appartenant au monde car il n’était pas juste un enfant noir du quartier. Elle avait choisi ce nom d’après Túpac Amaru II, un révolutionnaire péruvien ayant mené un soulèvement indigène contre l’Espagne et qui avait ensuite été exécuté.
Afeni n’a plus repris contact avec Billy Garland, le père biologique de Tupac. Elle ne lui a pas même annoncé qu’il avait un fils. Et afin que le petit ne souffre de son absence, elle lui fait croire que son père est décédé.
Pour la petite histoire, en 1994, lorsque Tupac se fait hospitaliser suite aux coups de feu dont il est victime et dont il accuse le rappeur The Notorius B.I.G d’être responsable, son père biologique serait venu lui rendre visite au Bellevue Hospital. Billy racontera que c’est à la sortie du film Juice en 1992 qu’il a compris que Tupac était son fils. Quand ce dernier ouvre les yeux en salle de réveil, Billy est la première personne qu’il voit à ses côtés. Il le reconnaît immédiatement, mais pense qu’il est mort et que Dieu envoie son père de l’haut-delà pour venir le chercher.
C’est à partir de ce jour que Tupac sait que son père n’est pas mort. Néanmoins, il n’aura aucune relation de proximité avec lui. Billy est son père biologique, mais son père de cœur est Mutulu Shakur, de qui il est très proche.
Le Prince Noir
La symbiose est quasi parfaite entre Afeni et son fils. Elle le surnomme « Prince Noir ». D’ailleurs, c’est ainsi que Tupac se fait appeler par tous durant toute son enfance. Afeni l’élève en vainqueur et lui inculque la confiance en soi. Quand son fils de 2 ans à peine fait des bêtises, Afeni le reprend en lui disant :
« Prince Noir, quand on est noir et indépendant, on ne fait pas ce que tu viens de faire ! » Elle le lui rappele sans cesse : « Prince Noir, surtout ne l’oublie jamais, tu es un homme noir et indépendant. »
Afeni élève son fils et ses deux enfants qu’elle a eus avec Mutulu, toujours incarcéré. La pauvreté fait partie de son quotidien, ce n’est pas facile de joindre les deux bouts. Elle ne peut pas offrir à ses enfants ce dont ils rêvent, mais elle leur donne cette soif de justice avec laquelle elle a grandi. La connaissance de soi, la connaissance du monde, de l’histoire et des arts sont des éléments primordiaux chez les Shakur. Afeni se bat tant bien que mal pour que ses enfants ne tombent ni ne persistent dans le milieu de la délinquance.
Tupac a 12 ans quand Afeni l’inscrit au groupe de théâtre 127th Street Repertory Ensemble de Harlem. Il y fait preuve d’un énorme talent et est choisi pour interpréter le rôle de Travis enfant dans la pièce A Raisin in the Sun, qui se joue au célèbre Apollo Theater.
En 1986, la famille déménage à Baltimore dans le Maryland. Tupac est muté à la Baltimore School for the Arts, où il étudie le théâtre, la poésie, le jazz et le ballet. Il joue des pièces de Shakespeare, ainsi que le rôle du roi des souris dans Casse-Noisette. Il remporte la plupart des concours de rap auxquels il participe et est considéré comme le meilleur rappeur de son école.
Afeni ne peut pas offrir à son fils des vêtements à la mode, mais Tupac reste l’un des enfants les plus populaires de l’établissement. Il possède un grand sens de l’humour, d’excellentes compétences en rap et une facilité à se lier avec toutes les foules.
En juin 1988, Tupac et sa famille déménagent à nouveau. Ils s’installent, cette fois, à Marin City en Californie, où il étudie à la Tamalpais High School. En 1989, Tupac commence à fréquenter les cours de poésie de Leila Steinberg, la célèbre éducatrice américaine.
Dear Mama
La carrière de Tupac commence en 1990. Avec plus de 75 millions d’albums vendus, il est l’un des musiciens ayant vendu le plus de disques dans le monde. Le magazine Rolling Stone le place à la 86e position du classement des plus grands artistes musicaux de tous les temps.
Afeni peut être fière de son fils. Elle apprécie particulièrement la démarche de Tupac qui vise à dénoncer les injustices de la société. Tupac est plus qu’un artiste, c’est un activiste social. Dans la plupart de ses morceaux, il évoque une enfance dans la violence et la misère des ghettos, le racisme, les problèmes de société et ses conflits avec d’autres rappeurs. Il parle également de sa relation avec sa mère qu’il place sur un piédestal.
C’est pour elle qu’il écrit le célèbre morceau Dear Mama, l’un des 25 titres ajoutés au registre national d’enregistrement américain en 2010, « un hommage émouvant à la fois à la propre mère du rappeur assassiné et à toutes les mères qui luttent pour maintenir une famille face à la toxicomanie, la pauvreté et l’indifférence de la société », selon la Library of Congress.
Tupac est le troisième rappeur à entrer dans cette bibliothèque, après Grandmaster Flash et Public Enemy. Mais le Prince Noir d’Afeni est aussi la cible de poursuites judiciaires. Il connaît des problèmes juridiques, sans compter une incarcération.
Le sommeil éternel du Prince
Quand son fils est assassiné, le 13 septembre 1996, Afeni se trouve seule chez elle. Elle est complètement désemparée mais surprend tout le monde en disant :
« Plusieurs mères ont perdu leur fils, victimes des violences qui règnent dans ce pays. Vous, voyez, je ne suis pas la seule. »
Même si le passage de son fils sur terre fut bien trop court, Afeni a réussi sa mission, à savoir, faire de son fils ce sauveur pour la Nation Noire.
Même après sa mort, Tupac reste l’ami ou le grand frère de la jeune génération noire qui se nourrit de ses paroles encore à ce jour. Il continue à élever leur conscience et à leur transmettre cette soif de justice qu’il avait en lui.
La Shakur Family Foundation
Pour préserver l’héritage de son fils après sa mort, Afeni fonde la Shakur Family Foundation, rebaptisée Tupac Amaru Shakur Foundation (ou TASF) en 1997. La fondation a pour but de fournir une formation et un soutien pour les étudiants qui aspirent à améliorer leurs talents créatifs.
La TASF sponsorise des concours de dissertation, des événements de charité, des camps de spectacles pour adolescents et des bourses d’études. En 2005, la fondation ouvre officiellement la Tupac Amaru Shakur Center for the Arts à Stone Mountain, à côté d’Atlanta en Georgie.
En avril 2003, l’Université d’Harvard coparraine un colloque universitaire intitulé All Eyez on Me : Tupac Shakur and the Search for the Modern Folk Hero » (All Eyez on Me : Tupac Shakur et la recherche du héros populaire moderne). Les conférenciers ont examiné un large éventail de sujets traitant de l’impact de Tupac sur plusieurs thèmes allant du divertissement à la sociologie.
En novembre 2003, un documentaire sur Tupac intitulé Tupac : Resurrection est réalisé sous la supervision d’Afeni qui en est également la narratrice. Il est nommé pour l’oscar du meilleur film documentaire lors de la 77e cérémonie des Oscars, et les bénéfices récoltés vont à une association caritative qu’a créée Afeni.
Après la mort de Tupac, son père biologique, Billy Garland exige que des tests ADN soient effectués pour démontrer que l’artiste était bien son fils. Le test attestera à 99.97 % que Tupac était bien le fils de Billy Garland, qui immédiatement intente un procès à Afeni, réclamant la moitité de la fortune de Tupac. Afeni est furieuse, elle estime que Billy n’est rien d’autre que le père biologique de Tupac et qu’il n’a pas le droit de réclamer autant. Elle gagne le procès, mais un accord est toutefois trouvé : Billy Garland obtient 540 000 dollars et des dommages s’élevant à 350 000 dollars.
Afeni Shakur : Évolution d’une révolutionnaire
Dans sa biographie Afeni Shakur : Evolution of a Revolutionary (Afeni Shakur: l’évolution d’une révolutionnaire), la mère de l’icône du rap nous dévoile son parcours de combattante. Toute sa vie, elle a lutté avec colère et fierté, en pleine pauvreté. Elle a connu la douleur des femmes enceintes enfermées en milieu carcéral, s’est battue contre son addiction à la cocaïne, a exprimé ses idées politiques radicales et a dû faire face aux démons d’angoisse après le décès de son fils.
Quand elle y songe, Afeni reconnaît avoir assumé cette vie qu’elle a choisie le jour où elle a décidé de lutter pour les droits de son peuple. Elle est parfois brutalement honnête, mais elle n’a rien à cacher, ses faiblesses étant pour elle les aléas de tous ceux qui ont choisi le « struggle » (la lutte). La justice a toujours été son combat, et ce, même après la mort de son fils.
C’était le récit de la vie d’Afeni Shakur, la célèbre Dear Mama, une Reine et Héroïne d’Afrique, décédée le 4 mai 2016 à l’âge de 69 ans.